Par Anne-Sandrine Di Girolamo
Nous avions rendez-vous ce matin-là avec les deux musiciens Thomas Van Essen et Jehan Titelouze. Tous les curieux devraient s’y essayer. Ecouter les « messes retrouvées » de Jehan Titelouze interprétées par l’Ensemble Les Meslanges. Discuter avec Thomas Van Essen, co-directeur artistique de l’ensemble. Prendre alors rendez-vous avec une échappée des plus belles dans une époque à mi-chemin entre la Renaissance et la période baroque.
De cathédrales en bibliothèques avec Thomas Van Essen, Titelouze toujours
En 2013, l’ensemble Les Meslanges produisait un disque dédié à Jehan Titelouze, souhaitant fêter ainsi l’anniversaire présumé de sa naissance. Jehan Titelouze serait né en 1563, peut-être en 1562. Qu’importe. Dans ce disque, poétiquement intitulé « Pour une cathédrale », Les Meslanges imaginaient l’univers musical de la cathédrale de Rouen dans les années 1620. Thomas Van Essen raconte. « A cette époque, la musique vocale de Titelouze n’avait pas encore été retrouvée. On s’était dit qu’il serait intéressant d’alterner trois grandes hymnes et un Magnificat avec des voix et des instruments musicaux alors en usage, comme le cornet, le serpent et la sacqueboute. »
Il continue. « On s’était dit aussi qu’il serait bien de mettre ces partitions de Titelouze en relation avec les musiciens qui auraient pu graviter autour de lui à Rouen. Le Maître de musique à la cathédrale de Rouen puis de Notre Dame de Paris à l’époque de Titelouze, c’était Henri Frémart. Nous avons aussi pensé à Jean de Bournonville, en poste à la collégiale de Saint-Quentin, à la cathédrale d’Amiens puis à la Sainte-Chapelle de Paris. Et aussi à Artus Aux-Cousteaux, son successeur.
Le disque paraît. Il est salué par la critique. A la même époque, Thomas Van Essen rencontre à plusieurs reprises le musicologue Laurent Guillo. Le temps d’une conversation, ils évoquent Charles d’Ambleville répertorié par le Centre de Musique Baroque de Versailles et peu joué alors. Mais c’est l’ami Jehan Titelouze qui revient de façon inattendue. Laurent Guillo allait, en effet, retrouver à la Bibliothèque de Fels à l’Institut Catholique de Paris quatre messes en musique de Jehan Titelouze. Deux messes à quatre voix et deux messes à six voix. Voici le répertoire sacré de l’époque considérablement enrichi et Les Meslanges investis d’une nouvelle mission.
Des messes imprimées en 1626 : l’exemplaire intact de Marin Mersenne
Les 4 messes retrouvées de Jehan Titelouze ont été imprimées sans doute en plusieurs dizaines d’exemplaires à l’époque. Répertoriées dans les catalogues jusqu’au 18ème siècle, on n’en avait plus gardé trace. On comprend alors l’immense valeur de la découverte de Laurent Guillo à la Bibliothèque de Fels. L’exemplaire retrouvé est intacte et n’a servi qu’à la seule consultation. Son propriétaire n’était autre que l’illustre théoricien Marin Mersenne. Un autre personnage qu’on découvre grâce à Thomas Van Essen.
« Marin Mersenne. On le surnomme le secrétaire de l’Europe. Ce père Minime avait une bibliothèque incroyable, où amis et intellectuels se côtoyaient. Il a non seulement correspondu avec Descartes mais aussi avec l’Europe entière. Jusqu’en Russie ! Outre ses nombreux écrits scientifiques et religieux, il était un grand théoricien de la musique. Dans son oeuvre « L’harmonie universelle », il souhaite parler de tout ce qui concerne la musique, le son, l’accoutisque, les instruments qu’il dessine et décrit. C’est incroyable. »
Marin Mersenne a correspondu avec nombre de philosophes et de théoriciens mais avec peu de musiciens. Jehan Titelouze est le seul musicien connu à avoir correspondu avec le savant. Peut-être parce qu’il était un spécialiste et un expert reconnu de l’orgue. Sans aucun doute aussi parce qu’il était lui-même un intellectuel. Dans une lettre du 7 janvier 1633, le musicien écrit au savant : « Pour ce que vous desirez voir de moy, je n’escris point de la Theorie ; je vous en laisse la plume qui ne cède à nul autre. Et pour quelque chose de la pratique, j’ay quelques pièces qui pourront voir le jour, si le Sr Balard veut. (….) c’est quelque chose hors du commun. »
On ne connaitra sans doute jamais ce que Jehan Titelouze promettait de faire entendre à Marin Mersenne. Reste que l’histoire, transmise ainsi par des chercheurs passionnés, permet de mieux comprendre la valeur de la découverte des quatre messes retrouvées. Enregistrées au label Paraty en deux volumes, elles s’offrent comme un cadeau (et un défi) aux musiciens à qui revient la responsabilité du premier enregistrement.
Une version avec chanteurs doublée d’instruments
Comment jouer cette musique ? « Pendant longtemps, on a pensé cette musique comme étant a capella. Ces messes à 4 ou 6 voix auraient donc été chantées par 4 ou 6 chanteurs. C’est possible de faire les choses ainsi, mais cela n’est sans doute pas conforme à l’usage de l’époque, même si c’est ainsi que la musique était éditée. En effet, en 1750 par exemple, alors qu’on aurait pu éditer cette musique de façon verticale, on l’éditait encore comme au 15ème siècle, c’est-à-dire de façon séparée. Voilà l’une des raisons pour lesquelles on ne s’est pas beaucoup intéressé à cette musique. Or la musicologue Denis Launay est la première avoir affirmé que ces messes étaient « réputées » a capella. De là, les études menées par nombre de musicologues attachés au Centre de Musique Baroque de Versailles. On a pu mieux comprendre comment jouer ces messes. »
Comment Les Meslanges ont-il donc travaillé dans ces deux enregistrements ? « Nous avons voulu être le plus fidèles possibles à ce qui aurait pu être fait à l’époque de Titelouze. Nous aurions pu ajouter des parties de violon, comme Brossard le fait par exemple à la fin du 17ème siècle pour un autre compositeur. Mais avec Volny Hostiou, nous avons décidé de faire une version avec chanteurs doublée d’instruments dont on sait qu’ils étaient alors présents dans les cathédrales et les églises de France, et notamment à Rouen. Donc serpent, cornets et sacqueboutes. »
Les sacqueboutes… Thomas Van Essen, rigoureux, explicite. « Même si on a pris l’habitude de mettre des sacqueboutes pour jouer les parties intermédiaires, de doubler avec des cornets pour les parties de dessus et le serpent pour la basse, il n’existe pas de preuve que les sacqueboutes étaient bien présents pour jouer les parties intermédiaires. Mais à l’époque de Titelouze à Rouen, des achats de sacqueboutes pour soutenir les chanteurs sont bien notés. Il nous était donc possible d’avoir recours aux sacqueboutes. »
Une écriture convaincante
Les Meslanges ont choisi de soutenir chaque voix par un instrument. Avec le contrepoint ainsi mis en valeur et la verticalité préservée, ces messes de Titelouze célèbrent sans aucun doute la grandeur et le solennel. Elles sont musicalement convaincantes pourrait-on écrire. Que dire alors du texte ? Il s’agit là d’un autre sujet tout aussi passionnant.
Le texte est, en effet, une autre préoccupation de Jehan Titelouze. Même si depuis le 16ème siècle, on est conscient « des abus » de la musique franco-flamande où le texte n’était plus audible en raison des mots qu’on répète plusieurs fois et qu’on superpose, Titelouze est particulièrement soucieux de l’intelligibilité du texte dans sa musique, respectant ainsi les injonctions du Concile de Trente. Faire sonner le texte dans sa prononciation pour mieux en assurer la transmission. Voici la fin d’une conversation passionnante sur Jehan Titelouze, compositeur intellectuel et poète, avec Thomas Van Essen. Et d’espérer continuer l’échappée en écoutant les messes retrouvées de Jehan Titelouze, interprétées par l’ensemble Les Meslanges.